POUR FAIRE CONNAISSANCE AVEC JOCELYNE PORCHER

Extraits d’un entretien paru dans Les mondes du travail, la sociologie du travail et l’écologie politique

Jocelyne Porcher est sociologue et zootechnicienne, directrice de recherches à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Elle est l’autrice, notamment, de Vivre avec les animaux. Une utopie pour le 19ème siècle, en 2011.

Parcours

« Ce qui est particulier dans mon parcours, c’est que j’ai changé plusieurs fois de profession. Quand j’étais jeune, j’étais secrétaire dans une grande entreprise parisienne. Puis j’ai quitté Paris pour la campagne. Là, j’ai découvert le travail agricole et les relations avec les animaux, et je me suis installée comme éleveuse de brebis, néo-rurale, pendant quelques années. J’ai dû ensuite interrompre ce travail et j’ai repris des études agricoles. J’avais juste un brevet professionnel agricole (BPA), qui était suffisant à l’époque pour s’installer, mais je n’avais suivi aucune formation agricole. J’ai donc repris les études après avoir quitté ma petite ferme et je me suis retrouvée en Bretagne confrontée à ce que j’appelle maintenant les productions animales, c’est-à-dire les systèmes industriels et intensifiés1.

Le choc de mon entrée dans une porcherie industrielle a orienté tout mon parcours ultérieur parce que j’étais vraiment saisie par la condition des animaux, par l’écart qu’il y avait entre ce que j’avais fait comme éleveuse et ce que je voyais. Ce qui m’a motivée, c’est la volonté de comprendre ce que c’était que l’élevage. Les personnes qui participaient à ce système industriel disaient qu’ils étaient éleveurs ; moi je pensais que l’élevage, c’était ce que j’avais fait et vu faire quand j’étais éleveuse ; c’était quoi l’élevage alors ? Ce qu’ils faisaient, eux ? Ou ce que j’avais fait, moi ? 

Cela a orienté à la fois ma poursuite d’études en BTS « productions animales », CS agribio (certificat de spécialisation), ingénieur, puis en thèse, et mon orientation vers les sciences sociales. Parce que qu’au cours de mon parcours de formation continue, j’ai découvert Bourdieu, que je ne connaissais pas. Auparavant je n’avais pas vraiment fait d’études. J’avais un BTS en secrétariat de direction et j’ai commencé ma vie professionnelle en étant dactylo. Je suis en grande partie autodidacte. Cela a orienté ma façon de faire de la recherche : j’ai commencé sans a priori théorique, et c’est au fur et à mesure des problèmes que je rencontrais que je suis allée chercher la théorie. C’est vrai pour ma thèse sur la relation affective entre éleveurs et animaux2. Durant mes enquêtes, j’ai été confrontée à une grande souffrance au travail chez les producteurs, ce qui m’a conduite à la psychodynamique du travail.  De même quant à la façon dont j’ai découvert et mobilisé la théorie du don3. Au final, les sciences sociales m’ont semblé plus pertinentes pour répondre à mes questions que les sciences de la nature. (…)

J.Porcher : Pour ce qui me concerne, et contrairement à ce que me disent souvent les gens que je rencontre, je ne suis pas militante. Je ne me reconnais pas comme militante. Ce qui m’intéresse, depuis le début, c’est de comprendre. Évidemment, les résultats que je produis amènent à une critique du capitalisme en général et de ce qui fait par exemple la critique écologique, la critique du progrès, de l’industrialisme, de l’extractivisme, du scientisme… Tout ça est en lien avec le produit de mes recherches.

Dans mes relations avec la Confédération Paysanne et avec les éleveurs avec qui je travaille, j’occupe une position de chercheuse engagée, mais pas de militante. Si mes résultats de recherche allaient à l’encontre de ce que défendent les militants, je continuerais quand même dans le sens de mes résultats. Cette volonté de comprendre, qui passe à la fois par la pratique et par l’expérience du travail réel – par tout ce que j’ai découvert et montré sur la souffrance au travail et la violence contre les animaux –, m’a amenée à prendre des positions, mais en tant que chercheuse, pas en tant que militante. (…)

J. Porcher : Je poursuis un fil qui m’est propre. Mais évidemment, je produis des résultats, je rencontre des gens. J’ai fait des lectures et j’ai eu des rencontres qui m’ont tirée du côté de l’écologie politique, par exemple avec Estelle Deléage4. Mais ce n’est pas un choix a priori de ma part. Ce sont ces rencontres et ces gens qui m’ont amenée quelque part en me disant : regarde, ce que tu fais, ça enrichit ça ou ça. Et c’est tout à fait pertinent, c’est très clair. Je suis assez obsédée par mon sujet, par sa puissance potentielle à transformer l’élevage, par le caractère performatif de mes résultats. Et si ce que je fais apporte quelque chose à l’écologie politique ou sur la question du travail humain… tant mieux. Tant mieux si d’autres personnes s’emparent de ce que je fais pour en faire quelque chose dans leurs mondes. Mais mon monde à moi est très resserré sur l’élevage parce que très peu de personnes s’y intéressent, en fait. (…)

Repenser le travail

(…)J.Porcher : En ce qui concerne ma définition du travail, je pense que celle-ci a été très orientée par le fait que dans mon travail de thèse, j’ai été confrontée, et sans l’avoir anticipé, à la souffrance au travail. Ma thèse était consacrée à la relation affective entre éleveurs et animaux, je voulais montrer que la relation affective était positive pour les animaux et pour les personnes. Mais ce dont je me suis rendu compte, c’est qu’en fonction des systèmes de production, le caractère affectif de la relation pouvait ne pas être du tout positif pour les personnes, bien au contraire, aimer les animaux était une cause de souffrance dans le système industriel. C’est à partir de là que j’ai commencé à travailler sur la souffrance. J’ai cherché quelles personnes avaient mené des recherches sur le sujet, et je suis tombé sur les travaux de Christophe Dejours qui ont fortement orienté ma façon de voir et de définir le travail. 

Ainsi, pour analyser le travail animal, thématique qui constitue un gros volet de mes recherches depuis dix ans, je m’appuie sur la définition de la psychodynamique du travail : le travail est là où les procédures ne sont pas. Cette approche est féconde pour penser le travail humain et le travail des animaux. Ce qui m’intéresse, c’est le sujet au travail et la souffrance de ce sujet. Je ne suis donc pas entrée par la question du travail en général, mais par le travail des individus, humains et animaux. Ayant moi-même travaillé dans différents systèmes de production et avec des animaux particuliers, nommés, individualisés, la place du sujet au travail se posait nécessairement, et la psychodynamique du travail était idéale pour avancer. 

J’ai également été sensible à la question du dévoilement propre à la sociologie, notamment chez Bourdieu. Je pense que dans les rapports au travail des salariés de l’industrie, ce qui est en jeu, c’est quand même de lever des interdits de penser. Il s’agit de décrire ce système d’une autre façon que celle dont les sujets le vivent à l’aune de la distorsion communicationnelle des entreprises, de proposer d’autres modèles, de lever le mensonge. Cette opération de dévoilement, je la pense aussi vis-à-vis des animalistes, des promoteurs de la libération animale, et mon dernier livre, Cause animale, cause du capital5, vise à cela, dévoiler les mensonges. Je pense que cet objectif est plus marqué sur la question animaliste, mais cela concerne aussi la question du travail, et en particulier du travail animal : il s’agit d’aller chercher le travail animal derrière le voile historique qui entoure cette participation des animaux au travail et en fait un impensé. (…)

Le travail animal est un impensé scientifique complet. Et c’est un levier très puissant pour changer la vie des animaux ; d’ailleurs, je constate depuis dix ou quinze ans que des choses changent chez les professionnels, notamment dans le milieu du cheval, avec qui on travaille, et qui financent une partie de nos recherches concernant les chevaux. Cela change aussi chez les éleveurs paysans. Même s’il y a des réticences énormes, bien sûr. Chez les collègues universitaires, en revanche, en sociologie et en psychologie du travail, on a parfois des retours de lecture de nos publications qui sont incroyables : c’est un refus brutal, violent, de pouvoir penser les animaux dans le champ du travail, comme si on portait atteinte à la dignité de l’homme, comme si cela enlevait quelque chose aux humains que les animaux travaillent. Ça n’enlève rien, au contraire, cela élève les animaux comme les humains. Ce refus est estomaquant. 

Entretien croisé avec Geneviève Pruvost réalisé par Alexis Cukier et Vincent Gay dans Les mondes du travail, 03/23, n°29, 3-21. Le titre complet est :  Les mondes paysans, la sociologie du travail et l’écologie politique. Entretien avec Jocelyne Porcher et Geneviève Pruvost. 


[1] Voir Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XX Ie siècle, Paris, La Découverte, 2011.
[2] Jocelyne Porcher,« L’élevage, un partage de sens entre hommes et animaux : intersubjectivité des relations entre éleveurs et animaux dans le travail », thèse de doctorat en sciences biologiques fondamentales et appliquées, Institut national d’agronomie de Paris Grignon, 2001.
[3] Voir « Vaches à cornes. On vit la théorie du don / contre-don», entretien avec Jocelyne Porcher », Le Matin, 12 novembre 2018, https://www. lematin.ch/stor y/vaches- a-cornes-on-vit-la- theorie-du-don-contre- don-154542929634
[4] Voir notamment Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
[5] Jocelyne Porcher, Cause animale, cause du capital, Lormont, Le Bord de l’eau, 2019.


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